Article paru dans le Journal du Net | 01/07/2014 | Par Flaure Fauconnier

Comment les entreprises traditionnelles doivent-elles s’adapter à cette nouvelle révolution ? Le JDN a interviewé le gourou du collaboratif, présent à Paris pour les Enjeux E-Commerce 2014.

JDN. Quel est l’enjeu de l’essor de la consommation et de l’économie collaboratives ?

Jeremiah Owyang. Nous commençons à peine à nous familiariser avec les médias sociaux et nous devons déjà nous adapter à une nouvelle révolution, celle de l’économie collaborative. Prenez AirBnB et son million de chambres réservées chaque mois. Cette entreprise, passée de 0 à 100km/h en 3 ans seulement, est emblématique de l’ascension rapide du commerce peer-to-peer. Après l’ère d’Internet puis celle des média sociaux, nous entrons dans l’ère de l’économie collaborative.

D’ailleurs Google ne s’y trompe pas, il est le plus important investisseur dans l’économie collaborative. Il a notamment injecté 258 millions de dollars dans Uber en août 2013 puis participé à la récente levée de 1,2 milliard de dollars de la start-up. Entre autres multiples prises de participation dans ce domaine, Google a également investi dans Lending Club.

Si les gens obtiennent ce dont ils ont besoin directement auprès d’autres personnes, quelle est la place des entreprises ?

Je pense qu’elles ont leur place dans l’économie collaborative, qui repose sur un modèle où la création, la propriété et l’accès sont partagés entre les gens et les sociétés. J’y vois un parallèle avec la structure alvéolaire des rayons de miel dans les ruches. La nature les a parfaitement dessinés, ils sont efficaces, résistants et peuvent supporter un poids important car celui-ci est distribué sur toutes les alvéoles. C’est ce qui se passe dans l’économie collaborative. Au centre, on trouve les gens. Ils ne consomment pas : ils fabriquent – c’est le mouvement des « makers » -, financent, mettent en location leur voiture ou leur appartement… Les clients deviennent effectivement les concurrents des entreprises. Elles doivent donc trouver comment s’appuyer sur les alvéoles que constituent les gens pour les engager, se fortifier grâce à eux et gagner en rentabilité.

Quelles sont les industries aujourd’hui « disruptées » par l’économie collaborative et quelles entreprises parviennent à s’y adapter ?

J’en vois pour l’instant six. Les biens physiques, l’alimentaire, les services, le transport, l’espace physique et enfin l’argent.

Prenons l’exemple des biens physiques. Tout ce dont on a besoin est en train de prendre la poussière dans le placard d’un voisin. Pour ma fille de 2 ans, j’ai pris le parti de louer des jouets car il ne me servira à rien de les garder 10 ans. Une plateforme comme Yerdle permet quelque chose de similaire : donner n’importe quel bien physique ou en obtenir gratuitement. Du côté des entreprises traditionnelles, on a par exemple vu Ikea lancer une marketplace où les particuliers peuvent vendre leurs meubles utilisés. Cette initiative contribue à construire sa communauté de clients et à montrer son engagement pour le développement durable, mais crée aussi une opportunité d’up-selling. Autre exemple, celui de Nokia qui publie des fichiers 3D pour permettre aux consommateurs de fabriquer leur propre coque de smartphone.

Et dans les autres industries ?

Dans les produits alimentaires et pharmaceutiques, où on voit par exemple la start-up française Cookening transformer en restaurant les cuisines de particuliers, on peut citer la chaîne de pharmacie Walgreens qui, pour livrer les médicaments à domicile, a noué un partenariat avec TaskRabbit, plateforme sur laquelle les gens se rendent des petits services contre rémunération.

Quant aux services, qui voient apparaître des applications comme en France Stootie, bâtie sur le même principe que TaskRabbit, la firme Coca Cola a eu une idée brillante avec son application Wonolo – pour « work now locally » – qui transforme ses clients en salariés. Le gérant d’une boutique a besoin d’aide pour décharger une palette de canettes et en garnir un rayon ? Pas besoin d’un recrutement à plein temps, un utilisateur de Wonolo qui passe par là va pouvoir rendre ce service contre rémunération. Pour lui, pour la boutique et pour Coca Cola, c’est du win-win-win.

Dans le transport, où par exemple tout un chacun peut devenir chauffeur de VTC grâce à UberPop, de nombreux constructeurs automobiles ont lancé des initiatives collaboratives…

On peut en effet mentionner Peugeot qui au travers de son service de location Mu by Peugeot redéfinit véritablement la propriété. Ou Daimler avec son concept d’autopartage urbain Car2Go. Ou BMW et sa gamme de véhicules dédiée à la location : les villes étant de toutes façons saturées de voitures, mieux vaut vendre une voiture mille fois que vendre mille voitures !

Dans l’espace physique, la valorisation d’AirBnB atteint 10 milliards de dollars alors qu’au contraire d’un Accor, valorisé à peine plus, il ne possède rien. Mais AirBnB fournit une expérience unique, authentique et locale, or parfois on désire ces échanges plus humains. Il existe donc plusieurs raisons pour les consommateurs de s’y mettre. Citons aussi LiquidSpace, qui s’est donné la même mission sur la location court-terme de bureaux et de salles de réunion. Et bien là encore, les entreprises traditionnelles de ce segment, c’est-à-dire les hôtels, ont commencé à s’approprier les modèles collaboratifs. A l’instar de Marriott qui a lancé Workspring, des espaces de coworking que l’on loue à la demande.

Venons-en à la sixième industrie que bouleverse actuellement l’économie collaborative : l’argent…

Les gens créent leur propre monnaie : le Bitcoin. Ils financent des projets en crowdfunding, comme sur KissKissBankBank. Ils se prêtent les uns aux autres sur des plateformes telles que Lending Club. Et ces initiatives sont très puissantes ! Prenez la montre connectée de Pebble. Ce sont 85 000 personnes qui l’ont pré-achetée sur Kickstarter et lui ont permis d’arriver sur le marché avant l’iWatch. La foule a battu Apple ! Je suis d’ailleurs convaincu que le crowdfunding est la forme la plus poussée de la loyauté, car elle signifie un destin commun.

Côté entreprises traditionnelles, la société de déménagement et de stockage U-Haul a lancé un « club d’investisseurs » pour inciter les gens à financer ses propres camions et équipements et à en retirer un rendement régulier. Les banques examinent déjà de près les monnaies virtuelles, j’attends maintenant qu’une première banque lance sa plateforme de crowdfunding.

Quel serait leur intérêt ?

Un projet comme Pebble, très bien financé sur Kickstarter, aurait pu et peut toujours intéresser un banquier. Le crowdfunding présente pour les banques l’opportunité de se rapprocher des très petites entreprises tout en transférant le risque sur le peer-to-peer. Elles peuvent imaginer de prendre une commission, offrir d’autres services payants et, enfin, identifier très en amont les entreprises en forte croissance pour les financer ensuite.

Quelles sont les prochaines industries que l’économie collaborative révolutionnera ?

Tout d’abord l’éducation, car les MOOCs permettront aux gens de se former et d’échanger leurs compétences entre eux. Ensuite l’énergie. Il est encore très tôt et on ne sait pas encore sous quelle forme. Mais on voit déjà cette tendance émerger en observant les projets financés par crowdfunding. La santé y passera aussi et l’on verra les gens commencer à prendre soin les uns des autres. C’est déjà le cas avec l’application HelpAround.co, qui permet aux diabétiques de demander de l’insuline aux autres diabétiques répertoriés, lorsqu’un imprévu les prive de la leur. Un jour ou l’autre, la disruption venue du collaboratif interviendra dans tous les secteurs d’activité.

Quelle est la vitesse d’adoption des services collaboratifs ?

A ce jour j’ai répertorié plus de 9 000 start-up dans ce domaine. Fin 2013, 7% à 9% des consommateurs américains, canadiens et britanniques y avaient récemment eu recours. Fin 2014, cette proportion aura augmenté jusqu’à 12% à 15%. Autrement dit, on commence à se rapprocher des 30% d’usage d’eBay, pour sa part mature. C’est donc maintenant que les entreprises doivent s’y plonger, tant que ces usages sont encore en progression !

Combien y parviendront-elles ?

Elles seront nombreuses à savoir s’adapter. Elles ont déjà beaucoup appris des médias sociaux et les ont intégrés à leur stratégie. Mais elles devront s’organiser. Parmi toutes les initiatives collaboratives que j’ai déjà recensées dans les entreprises traditionnelles, la plupart ont monté un « lab ». Cette structure, à part dans l’organisation, permet de ne pas être entravé par la bureaucratie du reste de l’entreprise. Quant aux entreprises plus petites, elles disposent normalement de l’agilité nécessaire pour prendre plus facilement ce genre de tournant.